[631 - Troisième mois] La Vérité Est Ailleurs

Sur un bout de rocher plat surchauffé par le soleil, le rituel est prêt. Cicatrices pâles sur le schiste blessé par l'aiguille de fer, les symboles, simples ou complexes, s'étalent en une courbe gracieuse qui délimite un espace central. Au cœur de ce dernier, la pierre d'ivoire, polie par des mains de générations de pratiquants de l'Art, elle-même recouverte d'un complexe entrelacs de runes, trône comme une reine au milieu de ses courtisans.

Le démoniste lève un instant le regard vers ces terres ocres et arides où s'étendait son pays. Elles brillent en un panorama somptueux, ondulant dans la chaleur montante. Son regard sombre ne cille pas sous la lumière brûlante. Depuis bien des générations ses pères et ses pères avant eux avaient essaimés en petites communautés dans ces oueds perdus écrasés de soleil. Tels des plantes vivaces ils avaient survécu, et, pour une bonne part, devaient cette survie à leur pratique de l'Art. L'autre part résidant dans la finesse de leur culture, le génie de leurs stratèges, la fierté de leurs guerriers, la puissance de leurs chevaux et la qualité de leurs orfèvres au talent reconnu au delà des mers et par les Gobelins eux-mêmes, si friands de richesses clinquantes. Pour l'heure, c'est l'Art qui l'intéresse. Ses lèvres desséchées s'entrouvrent et laissent s'écouler le liquide fumant à l'odeur âcre. Puis ses yeux se ferment et ses mains se resserrent sur l'ivoire profane. Les runes suintent de coulures noirâtres, la blancheur cède sa place à l'ombre.

Un frémissement dans la trame du Néant. Une conscience s'immisce, absurdité innommable au cœur de ce magma de forces brutes, sombres, privées de la Lumière dont elles sont l'antithèse. La lueur de conscience semble vaciller sur le noir océan, voilée de nuages obscures qui voudraient l'éteindre, jouet de ces pressions indicibles pour qui entropie est mère de sûreté.

Mais elle résiste, s'assure, se fait plus vive, plus brillante. L'essence du Néant se dissout, se tord et, chose inconcevable s'il en est, se déchire sous la terrible fulgurance de ce point de lumière surgi de nulle part. Aucun substrat pour transmettre ce bruit d'étoffe froissée, cette odeur d'éther aux reflets métalliques... Le Néant perd sa substance et prend Nom, ce Nom qui est une emprise comme une morsure insupportable sur son non-être. La Lumière joue, habile, de ces lois qui transcendent le Crée et l'Incréé pour mieux générer un nuage de probables et, lentement, le densifier dans une réalité aux accents de non sens.

Toutefois le rituel ne suit pas la voie traditionnelle. Les mots de pouvoir canalisés par l'ivoire ancien, domptés par les runes luisantes de ténèbres, ne cherchent pas l'infâme brûlure du réel, n'extirpent pas au cœur du magma de ténèbres cette vie démoniaque qui n'est qu'une torture et une infâme dissonance. Non, le rituel ne cherche pas à créer cet insupportable simulacre de vie, il interroge, il fouille sans pudeur, exhume sans respect, et dévoile, hérétique, des lignes de force dans ce chaos où se mêlent, nuit tourbillonnante, tant de possibles. Il trie, écarte, étudie, rejette et éclabousse d'une lumière blessante ces voies sans nom, ces trames sans âge ni visage.

L. A.
Que signifient ces initiales ?
Qui a écrit cette missive menaçante reçue la veille au soir ?
Qui sont "les Lames" justicières évoquées ?

Une vérité résiste, se terre, s'isole dans des voiles ternes, se pare de faux-semblants obscurs en une vaine résistance à la puissance ancestrale de la pierre d'ivoire. Mais pourtant, bientôt, la reine se meut, et, de symbole en symbole, dessine lentement un réel indéniable.