Du rififi dans les écuries

L'agitation dans la cour intérieure avait une origine : les écuries. Les chevaux piaffaient et s'agitaient nerveusement et les deux palfreniers de service avaient l'air désemparés. Les gardes, eux, s'entre-observaient, peu désireux d'interférer avec la cause principale de désordre, celle qui se faisait jour après jour sa place dans la maison : la petite Nayâh.

Qui sait quelle aurait été la réaction du maître de maison s'ils lui avaient amenée trop vigoureusement ? Pour l'heure elle s'était apparemment mis en tête d'apprivoiser Satan, lequel ne l'entendait pas de cette oreille.

Nayah pestait et si elle pouvait parler, ce serait sûrement une bordée de juron qui seraient sortis de sous son voile. Satan venait une fois de plus de la bousculer et elle s'était une nouvelle fois étalée dans le box, ce soir, des bleus allaient sûrement couvrir ses cuisses! A l'idée, elle fit la moue.

Ismael lui avait dit un jour de ne pas laisser voir sa peur, qu'il fallait rester ferme, montrer qui était le maitre. Bon il avait dit çà pour les femmes... mais avait rajouté que cela marchait aussi pour les chevaux ! Alors Nayah se releva une fois de plus, l'air fière et impérieuse, et attrapa fermement les rennes de Satan.

Ni une, ni deux. Le cheval se dressa haut sur ses antérieurs et pivota brutalement sur le côté. Nayâh, pauvre petite plume, s'accrocha désespérément... et valdingua une fois de plus jusque dans l'allée centrale, atterrissant à plat ventre sur le pavé dur.. Le rafût était terrible : les chevaux sentaient l'énervement et s'agitaient encore plus.

Sous les yeux interloqués des palfreniers, Tsion'hebb s'avança lentement jusqu'aux pieds de la miséreuse... qui redressa vers lui son regard d'ambre.

- "Il partage avec sa maîtresse une empathie qui dépasse une relation commune. Tu ne saurais l'approcher avec quelques semaines j'en ai peur."

Tout en prononçant ces mots d'une voix grave, il se pencha, saisit la jeune femme sous les aisselles et l'aida à se redresser puis la laissa remettre un peu d'ordre dans ses vêtements. Son regard, d'abord sévère, s'adoucit progressivement.

Nayah avait eu le souffle coupé par le choc. Elle n'avait pas vu le Shah arriver. Une sorte de brouillard empâtait ses sens et une étrange agitation secoua son ventre. Les mots lui parvenaient comme à travers du coton et c'est en titubant sur ses membres qu'elle se laissa remettre de l'ordre dans sa tenue.

Elle avait l'air interloquée, éberluée, même un peu perdue. Elle s'accrocha au bras de Tsion, comme pour ne pas tomber et porta sa main à son ventre alors qu'une douleur fugitive lui vrilla les reins.

Furieuse, la prêtresse était sortie dans la cour en entendant le vacarme. Elle reconnaissait entre mille le hennissement de son étalon. Rares était ses colères. Pourtant en cet instant précis, tous s'écartaient sur son passage. Déboulant dans les écuries, elle lança un regard lourd de reproche à Nayâh. Elle refusa de croiser celui de son aimé le laissant s'occuper de cette jeune écervelée puisqu'il y tenait tant.

- "Ne l'approche plus jamais sans mon autorisation. Je l'ai dressé à tuer. Ne t'avise plus de tenter de le faire."

Elle se tourna vers les palefreniers et sa voix claqua de nouveau :

- "Quant à vous, priez que rien n'arrive à l'enfant sinon c'est le fouet à mort qui vous attend."

Les pupilles de Satan lançaient des éclairs, ses naseaux étaient dilatés. Il balançait sa tête fine de haut en bas et frémissait de la tête aux pieds. Mais Myst n'en avait cure. Avec une douceur extrême, elle l'approcha, le débarrassa de la bride mal disposée et, pressant sa tête contre son encolure, elle l'enlaça, murmurant des mots doux à peine audibles. Préoccupée, elle ne se rendit même pas compte du dialecte employé, un dialecte que son diable d'homme devait connaître. L'étalon se calme et souffla dans les cheveux de sa maîtresse poussant sa tête délicate vers le bébé à naître.

Les mots de Mystiruis figèrent le démoniste dans son geste pour ajuster la tenue de le pauvre Nayâh. Il la regarda un instant, puis lui intima l'ordre de retourner l'attendre dans la maison et de s'allonger au plus vite, désignant d'un geste l'un des hommes d'armes pour l'accompagner. Il la rejoignit peu après, passablement préoccupé, accompagné d'une prêtresse elle même visiblement inquiète des suites de cet incident dont elle espérait bien qu'il n'aurait pas d'autres conséquences. Ils congédièrent les domestiques qui s'affairaient ou péroraient autour de la blessée.

- "Tu as pris un gros risque Nayâh. Tu t'en rends compte ?" interrogea le maître des lieux d'une voix douce tout en approchant des lèvres de la jeune femme un jus de baies à l'odeur sucrée.

Nayâh était prostrée sur sa couche, un peu livide, les mains sur son ventre dans une attitude protectrice. Son regard brillait de larmes que les mots du Shah libérèrent, coulant en une trainée salée sur ses joues pour aller mourir au bord du voile. Elle attrapa le verre, presque comme une enfant ayant commise une faute. La main légèrement tremblante, elle avala tout son contenu, n'osant, ne serait ce qu'un instant, lever son regard sur le Shah et encore moins la Khâdin.

Mystiruis était visiblement furieuse, mal à l'aise et inquiète. Curieux mélange chez cette femme si sure d'elle en général. Elle prit le verre des mains de Nayah, ajouta quelques gouttes de miel au nectar et une substance blanche sortie d'un petit sachet. Plus douce, elle l'aida à boire, la forçant presque à en vider le contenu.

Le démoniste, lui, s'était éloigné de quelques pas, sa science se révélant bien impuissante en pareille situation. Il craignait l'avis de son aimée quant à l'état de la jeune femme mais ne le trahissait que par son regard plissé et son front barré d'une ligne d'inquiétude. La Lumière avait bien des facettes. Il maitrisait à la perfection le feu et l'ombre et se targuait d'être un ardent défenseur de ces thèses qu'il avait côtoyées à Theramore... mais il mesurait en cet instant combien la Khâdin pratiquait un art bien plus puissant, bien plus grand encore qui lui donnait le pouvoir de vie et de mort autour d'elle.

De nouveau il contempla les deux femmes. Une semaine encore et elles auraient l'une et l'autre à faire un choix qui, quel qu'il soit, influerait sur le destin de chacun dans des proportions que personne ne saurait maitriser et qui le laissaient perplexe devant tant d'inconnues. Ce dont il était sûr en tous cas, c'est que chacune aurait sa place.

Nayah, sagement, but jusqu'à la dernière goutte. Elle avait sommeil. Etait-ce cette poudre blanche qui lui donnait envie de dormir ? Ou plus grave encore avait été sa chute ? Ses paupières devenaient lourdes, son corps alangui, et elle eut à peine le temps de se poser dans les coussins que sa conscience bascula dans le monde apaisant des rêves.

Elle sourit en voyant la jeune femme s'endormir. La poudre faisait son effet, composée d'hypnotiques et d'antalgiques. Elle en prenait elle-même pour ses contractions trop rapides. Elle-même les avait utilisées souvent au retour de durs combats. Plus par sécurité que par réelle crainte d'un souci, elle palpa un peu le ventre encore secoué de la chute. Heureusement Satan n'avait pas envoyé de coup de sabot. Du repos, une surveillance attentive et d'ici quelques jours tout serait rentré dans l'ordre.