En quête d'identité

La pluie tombait, lourde et froide, sur l'immense vallée au dessus de laquelle planait la citadelle volante, cette ancienne forteresse du roi-liche que sa défaite face à Fordragon et à la puissance des armées de la Lumière avait fait tomber aux mains de ces derniers. Debout face à l'immense spectacle de ces terres noyées, la mer grise à peine discernable dans le lointain, Zielnaphrat demeurait pensive, engoncée dans la lourde cape qu'elle avait jeté sur ses épaules et désormais trempée. Mais le froid ne la touchait guère, car celui qui régnait dans son âme était bien plus vif encore.

Zielakhmôn l'observait, un peu en arrière. Ses pas frôlaient à peine le sol d'une démarche silencieuse ; il n'osait pas - ou plutôt ne savait pas - comment aborder la jeune femme. Il sentait son désarroi. Tout était si complexe, ses sentiments toujours aussi forts, il naviguait entre amour fraternel et l'envie, le besoin de l'aimer d'un amour pur et clair. Elle faisait battre son coeur ; à ses côtés , il se sentait vivant. Vivant, quel drôle de mot. Ils avaient vu la mort de si près, l'avaient touchée du doigt à tel point que leur rédemption tenait du miracle.

Avait-elle une âme ? Aimait-elle ou bien... reproduisait-elle des choses connues, familières, rassurantes à leur manière. Et si elle s'en sentait rassurée, n'était-ce pas déjà le signe qu'elle était capable d'éprouver au moins quelque chose, que tout en elle n'était pas aussi mort qu'elle avait pu été amenée à le croire ?

Elle ne se sentait plus de peur, plus de scrupules, plus de tristesse, plus grand chose en fait. Dans le spectacle désolant de cette lande balayée par la pluie, elle ne distinguait plus les tumulus fumants, amoncellements de cadavres d'Ecarlates à l'immolation desquelles elle se souvenait, avec un détachement vertigineux, avoir éprouvé une joie sauvage, malsaine. Etait-ce bien la sienne ou celle de cette liche qui avait tentée d'étouffer ce qu'elle était pour mieux la faire sienne ? Aujourd'hui... elle regrettait ces instants d'égarement, de folie, mais ne parvenait pas à éprouver de la tristesse, à passer au delà du regret intellectuel, froid, comme calculé.

La seule chose qui l'émouvait encore... c'était son frère. De toutes façons elle n'avait que lui. Il était son phare dans la nuit, le roc auquel elle se raccrochait jour après jour, nuit après nuit, et le seul à qui elle aurait pu s'ouvrir de... ce... cet état d'âme ? Non, plutôt cette inquiétude. Elle ne se sentait pas normale, handicapée de cette âme qui fait la richesse humaine, spoliée par le Roi-Liche qui l'avait soufflée à son unique profit en faisant d'eux des machines de guerre insensibles.

Pourtant elle sentait que tout n'était pas mort. Auprès de son amour... de son frère... de... de lui dont elle ne parvenait pas à définir la place, elle nourrissait une forme d'attachement qui n'avait pas que des justifications matérielles ou pratiques. Elle tenait à lui et même les malédictions du tout-puissant Arthas n'avaient su lui arracher ça. Ils avaient su le conserver, le dissimuler avec habileté, puis bientôt par réflexe de survie. Aujourd'hui les choses avaient changé. Elle avait envie d'aimer.

Ce n'était pas qu'un désir, c'était comme une flamme au fond d'elle, une braise que rien n'avait su souffler, cette petite flammèche qu'elle et son frère avaient su préserver au milieu des tempêtes nécromantiques qui leur déchiraient l'âme, les avaient jeté dans les bras l'un de l'autre en désespoir de cause, à bout de forces, identités dissoutes dans un magma où ils étaient le seul repère l'un de l'autre et s'étaient laissé aller des gestes réservés aux amants, sans vraiment savoir, sans non plus totalement ignorer, comme une fuite en avant, une recherche de transgression grave qui ancre leur être, aussi paradoxal que ça puisse être.

Son frère avait reçu ces preuves d'amour ; il s'en nourrissait lui-même et semblait en avoir besoin. Aujourd'hui qu'ils allaient mieux, elle n'avait pas coeur à l'en priver mais ne voulait pas se montrer insincère dans ses élans. Amante, soeur, soeur, amante... qui était-elle vraiment ? Son âme renaissait grâce à lui, à ses attentions, à sa tendresse, son affection. Il la rendait femme par ses regards, ses gestes. Mais à mesure qu'elle se retrouvait elle-même, elle doutait du bien-fondé de ces gestes amoureux qui continuaient bien entendu à lui procurer du plaisir, mais un plaisir mêlé d'un sentiment ambigu dont elle se serait bien passé et qui... prouvait qu'elle avait encore une âme.

Ziel, mon amour... mon frère... ne m'abandonne pas...

Elle frissonna sous le souffle délicieux, ne sursauta même pas tant elle aurait juré l'avoir senti arriver. Et immédiatement elle trouva sa place au creux des bras protecteurs, des bras de cet homme qui l'aimait, qui ne semblait douter ni de lui ni d'elle, ni d'eux.

Lentement elle pivota et glissa les mains autour de sa taille. Pourquoi s'interrogeait-elle ainsi sur chaque geste ? Pourquoi ne parvenait-elle plus à être simplement spontanée ? Elle se maudissait d'être aussi stupide, et priait la Lumière pour qu'il ne remarque rien. Tendrement elle posa la tête sur son buste et le pressa plus fort avant de réaliser qu'il avait sans doute envie de l'embrasser. Il avait toujours envie de l'embrasser. Alors elle desserra un peu son étreinte... et leva son visage aux yeux clairs pour lui offrir ses lèvres et se laisser glisser dans cette tendre volupté par laquelle il savait si bien lui faire tout oublier.

- Je t'aime.

- Je t'aime.

Il lui répondit avec les mêmes mots, simplement, naturellement. Il avait besoin d'elle mais était trop fier et il le savait. Il glissa ses baisers dans le cou de sa tendre aimée, mordilla son lobe d'oreille avant de venir forcer un peu ses lèvres.

Il la sentait toujours un peu réticente.. ou se faisait-il des idées l'espace juste de quelques secondes ? Alors, son baiser se faisait tendre et insistant, possessif, amoureux et n'avait rien de fraternel. Il aimait la goûter, lui rappeler qu'elle était une femme. Il avait peur d'aller trop vite. Oh bien sur, elle lui avait dit ses craintes mais lui restait persuadé que rien ne romprait leur harmonie incestueuse.

Il fallait qu'ils trouvent les réponses à leurs questions. Il sentait bien que sans cela, elle ne serait pas totalement libérée.

Et si par... non il secoua la tête , indécis. Peut-être leur corps, leur âme, n'étaient pas seulement le reflet de deux êtres. Si tel était le cas, quelques questions trouvaient une réponse.